Emmanuel Pottier, Rue Ronsard, vers 1895 (?)
jeu. 23 avril 2020 18h00

Dans mon billet précédent (ici) qui tentait une analyse critique d'une photographie de la rue Ronsard à Paris, j'ai fait montre de sur-correction, comme on dit en linguistique. C'est un bon exemple d'emballement et d'accumulation d'observations apparemment convaincantes mais totalement erronées. Voici à nouveau cette photo :

Gallica en propose une version haute définition :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10525735h/f6.item
Rendons tout de suite justice, avec nos plates excuses, à Henri Daudet : sa photographie est bel et bien une vue de la rue Ronsard, prise depuis le trottoir qui longe le square Saint-Pierre à la hauteur de l'actuelle rue Cazotte et en direction de sa jonction avec la rue Nodier. Je me suis lourdement trompé.
Contrairement à ce qu'envisageait le schéma de mon billet précédent, l'angle de la prise de vue est donc à peu près celui figuré en vert dans le plan ci-dessous.

L'angle estimé de la prise de vue est noté en vert.
❦
— Qu'est-ce qui motive une telle auto-critique ?
— Une autre photographie. Celle présentée en en-tête à ce billet.
C'est une photographie attribuée à Emmanuel Marie Joseph Léon Pottier (1864-1921) et conservée aujourd'hui au musée Carnavalet à Paris (Numéro d’inventaire : PH37136). Une reproduction numérique (assez médiocre) est disponible sur le site Paris Musées. C'est celle que j'ai recopiée ci-dessus. Source :
http://parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/rue-ronsard-montmartre-18eme-arrondissement-paris
Cette photographie date à peu près de la même époque que celle de Daudet. Les arbres au premier plan présentent le même déploiement. On reconnaît la palissade des établissements Lorent Menuiserie (bois de sciage, meubles de cuisine). Les baraquements du premier plan (bric-à-brac de chiffonniers ?) ont disparu – ou n'ont pas encore été échafaudés (mais j'ai plutôt tendance à penser que la photo de Pottier est postérieure à celle de Daudet et que lesdites baraques ont été détruites : la photo laisse voir que des travaux de terrassement ont été entrepris à cet emplacement, peut-être le prélude du chantier à venir de construction de l'immeuble actuel). La volée de marches sur la gauche est toujours présente et donne toujours accès aux autres bâtiments de l'îlot.
Pour l'analyse de la photo de Daudet (et le dégommage de l'analyse que je fis), la photo de Pottier revêt le plus grand intérêt.
La différence immédiate, qui saute aux yeux, c'est que, sur la photo de Pottier, il n'y a plus personne. Paris s'est vidé de ses habitants. Ou bien tout le monde est mort.
Je plaisante.
L'angle de vue étant élargi – Pottier s'est reculé de quelques mètres, légèrement plus au sud, par rapport à Daudet –, la différence, c'est qu'on aperçoit à l'extrême gauche du cliché une lignée d'immeubles qu'on ne peut pas voir sur la photo de Daudet. Cette lignée d'immeubles, c'est sans contestation possible celle des derniers numéros pairs de la rue Saint-André (alias André-del-Sarte). Et on aperçoit à l'extrême droite du cliché le mur nord du marché Saint-Pierre.

La messe est dite.
Ce que je pensais pouvoir être, sur la photo de Daudet, la fameuse voie sans nom qu'on aperçoit sur les plans de Paris, de la rue Cazotte à la rue Feutrier, s'avère être l'extrêmité de la rue Charles-Nodier. Donc le départ de rue sur la droite sur la photo de Daudet est bien celui de la rue Cazotte. Amen.
❦
Mais alors, qu'en est-il du sieur Lorent, menuisier ? Son enregistrement au 25 de la rue André-del-Sarte semblait l'argument-clé dans l'interprétation précédente. Où se situerait ce numéro 25 ?
Je vois deux explications possibles.
Dans l'interprétation erronée précédente, je suis passé un peu vite sur la numérotation des immeubles de la rue André-del-Sarte. Comme je le signalais, la rue d'aujourd'hui s'arrête au numéro 21 (où habite l'assassin, forcément). J'avais émis implicitement l'hypothèse que la rue d'alors comportait plus d'immeubles et donc plus de numéros et se terminait par le numéro 25. Cette hypothèse est peut-être correcte, mais autrement que je ne le pensais.
Revenons au plan du quartier, tiré de l'atlas du préfet Hausmann. Comme on peut le voir, les voies qui bordent l'îlot ne sont pas nommées sur ce plan (de 1868).

❦
La première explication, ce serait que, pour disposer d'une adresse avec un nom de rue et un numéro, les bâtiments de l'îlot aient pris, peut-être informellement, la suite des bâtiments de la rue Saint-André (la seule alors numérotée) dont ils devenaient ainsi la prolongation. L'état de fait serait peut-être antérieur au nommage officiel des rues Ronsard et Charles-Nodier (qui intervient par un décret municipal en 1875). Ce qu'on peut figurer comme suit.

Dans cette hypothèse, la rue Saint-André se termine bien comme aujourd'hui au numéro 21 ; mais elle se « prolonge » en intégrant l'îlot qu'on voit sur les photographies lequel se compose de deux adresses, numérotées 23 et 25.
Dans le Bottin de 1888, postérieur donc à la photographie de Daudet, on trouve bien encore une référence au menuisier Lorent au numéro 25 (et aussi un Lebrun, marchand de vins), ainsi qu'à Badoux, vannier, et Sadoine, balancier ajusteur, au numéro 23. Pas mal de monde donc sur cet îlot, qui est toutefois moins petit qu'il n'a l'air. (Sur la photo de Daudet, la première échoppe en haut des marches pourrait bien être celle de Badoux, au vu des ouvrages de vannerie accrochés en devanture.)
De manière assez intéressante, on trouve encore un menuisier Lorent dans le Bottin de 1894, toujours répertorié au 25, mais cette fois au 25… rue Ronsard (!). C'est manifestement une sorte d'arrangement cherchant à préserver à la fois le numéro assigné au bâtiment (peut-être artistiquement dessiné sur la porte ?) et le nom officiel de la rue. À cette date, Lorent sent toutefois le vent tourner et l'avenir de l'îlot devenir incertain et il a déjà ouvert une deuxième adresse sur le boulevard Barbès, voire même une troisième, rue Antoinette. Badoux, vannier, est lui aussi toujours répertorié, étonnamment non plus au 23, mais au 23 bis, lui aussi de la rue Ronsard. Plus inattendu, on fait état à ce même 23 bis de la rue Ronsard d'une institution (pour jeunes filles ?) tenue par une Mlle Farnier. On ignore ce qu'est devenu le numéro 23.
À l'appui de cette hypothèse d'une prolongation de la rue Saint-André, il y a cette gravure de 1850 dont on trouve une reproduction en carte postale et qui montre l'actuelle rue Ronsard sous le nom de rue Saint-André. On y voit des échoppes à la place de ce qui pourrait bien être l'îlot de nos photographies. Et je crois maintenant me souvenir d'avoir déjà vu un plan ancien donnant le nom de Saint-André à tout l'ensemble formé des actuelles rues André-del-Sarte et Ronsard.

Cf. page Rue Ronsard. Montmartre. Grotte. Cuvier. Halle saint Pierre.
Dans cette configuration, l'atelier de menuiserie de Lorent serait donc bien installé dans l'îlot, derrière la palissade où est affichée sa raison sociale, et donnant sur la rue Charles-Nodier. À qui appartiennent les baraques de marchands sur la photo de Daudet ? Celle de droite semble proposer de la vaisselle ; celle de gauche des vêtements, le tout préfigurant les futurs Tati ou Guerrisol du quartier. Je ne sais pas. Peut-être Lorent louait-il ce bout de terrain aux dits marchands ? Peut-être le terrain était-il libre ? Une sorte de terra nullius en plein Paris dont des promoteurs peu soucieux de recherches d'antécédents feront fi quelques années plus tard.
❦
La seconde explication possible, à laquelle je crois moins, est une variante de la précédente. La prolongation de la rue André-del-Sarte aurait eu lieu également, mais cette fois sur le tracé de la (future) rue Charles-Nodier.

Dans cette hypothèse, les bâtiments de l'îlot ne sont pas répertoriés (ce qui semble tout de même peu vraisemblable). Lorent aurait son atelier sur le côté est de l'actuelle rue Charles-Nodier. Il aurait également annexé la partie est de l'îlot face à son atelier en édifiant la grande palissade qu'on voit sur les photos et en y placardant son enseigne. Peut-être était-ce pour qu'elle fût bien visible depuis le haut de la butte ?
Ce qui pourrait éventuellement étayer cette seconde hypothèse, c'est l'existence de l'institution de Mlle Farnier. Le Bottin liste bien cette dernière parmi les « institutions de demoiselles », c'est-à-dire des établissements censément dédiés à l'éducation, on la souhaite bonne, des jeunes filles. On pense tout de suite à la Légion d'Honneur ou aux Demoiselles de Saint-Cyr, et du coup j'ai un peu de mal à imaginer une telle institution sise dans les bâtiments qu'on aperçoit sur les photographies de Daudet et Pottier. Mais à vrai dire, le modèle de la Légion d'Honneur n'est pas forcément ni optativement reproductible tel quel. Et puis, qui nous dit que l'institution de Mlle Farnier n'était pas en tous points respectable ? Quoiqu'il en soit, peut-être les bâtiments sur la rue Charles-Nodier (dont on devine qu'ils ne sont pas en bois) étaient-ils plus adéquats pour la réception et l'édification des demoiselles ?
❦
Je suis maintenant prudent. Peut-être que rien de ce qui précède ne tient la route. Mais c'est déjà, je crois, moins contestable que ce que j'avais élaboré dans le billet précédent. D'où ce laborieux rectificatif.
On doit encore à Pottier d'être revenu sur les lieux du crime en deux occasions et d'avoir pris des clichés. Une première fois aux alentours de 1898 et la seconde après 1900 (tout est alors consommé). Le musée Carnavalet conserve par exemple une photographie étonnante de Pottier qui montre la fin de l'îlot, avant l'édification de l'immeuble actuel. On y voit ce qu'il reste de la petite butte, débarassée de ses bâtiments et baraques. Lorent menuiserie a pour de bon quitté les lieux, de même que Mlle Farnier et ses demoiselles. La gentrification ne date pas d'hier.

❦
Les photographies de Pottier conservées à Carnavalet ont été numérisées (hélas, pas d'une façon optimale) et peuvent être consultées sur le site Paris Musées :
http://parismuseescollections.paris.fr
(avec une recheche sur "emmanuel pottier ronsard")
Un très grand nombre d'éditions du Bottin (pour être précis, l'Annuaire-almanach du commerce, de l'industrie, de la magistrature et de l'administration : ou almanach des 500.000 adresses de Paris, des départements et des pays étrangers : Firmin Didot et Bottin réunis) ont été pieusement numérisées par les services de la Bibliothèque nationale et mises à disposition sur Gallica. La plupart des versions numérisées permettent une recherche plein texte. Autant dire que c'est une mine de réjouissances sans fin dans laquelle on se perdra volontiers.
On trouvera par exemple la référence à l'institution de Mlle Farnier ici :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9683551f/f163.item.
❦
Évidemment, avec tout ça, nous n'avons pas avancé sur le dossier Cañellas. Patience.