Grégoire Clemencin

in girum imus nocte et consumimur igni

Henri Daudet, Rue Ronsart, 19 juin 1887

mar. 07 avril 2020 16h00

Cette très-intéressante photographie d'Henri Daudet fait partir de la série qu'il a constituée à l'attention de l'association « Le Vieux Montmartre » à la fin des années 1880. La série est conservée à la Bibliothèque nationale sous la cote VE-82 (E)-PET FOL (cf. la notice du catalogue BnF). On peut en consulter une version numérisée sur Gallica, à l'adresse suivante :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10525735h/

La photographie en question est la sixième du lot.
Elle est donc légendée : « La Rue Ronsart – Instantané, 19 Juin 1887 – № 42 ».

Cette photographie est régulièrement reproduite ici ou là (par exemple ici), avec sa légende, qui n'est pas autrement questionnée (sinon pour l'orthographe du nom du poète, ce que je laisserai de côté dans ce qui suit).

Or, il me semble qu'il faut sans doute interroger cette légende pour, au moins, la préciser, du moins préciser comment il faut l'interpréter.

La rue Ronsard (avec un d donc) part de la rue Tardieu (place Saint-Pierre), longe à sa gauche et sur toute sa longueur le square Saint-Pierre (aujourd'hui square Louise Michel) et se termine à la jonction avec les rues Charles-Nodier et André-del-Sarte. Elle n'est bordée de bâtiments que sur son côté droit, en deux blocs successifs séparés par la délicieuse rue Cazotte, qui concourt dans la catégorie des voies les plus brèves de la capitale. Le premier bloc est constitué par l'ancien marché Saint-Pierre ; le second par un immeuble construit en 1900 lequel, par ailleurs, ne possède pas d'entrée sur la rue (les entrées sont situées rue Cazotte et rue Charles-Nodier).

Autrement dit, il n'existe que deux emplacements dans la rue Ronsard offrant un croisement avec une autre rue ainsi qu'il appert de notre photographie : au tout début, avec la rue Tardieu (place Saint-Pierre) et au milieu, avec la rue Cazotte.

Il faut exclure l'angle de la rue Tardieu, car à cet emplacement, en 1887, s'élevait déjà le marché Saint-Pierre (le plan Andriveau-Goujon de 1878 par exemple en fait état). Et ce n'est pas ce que l'on voit sur notre photographie.

Serait-ce donc l'angle avec l'actuelle rue Cazotte ? On pourrait l'envisager, car l'emplacement de l'actuel immeuble 1900 était déjà noté comme occupé par un ou plusieurs bâtiments dans le plan cité. Mais il me semble qu'il faut également exclure cette hypothèse au vu des autres éléments qu'on peut déceler sur la photo. En effet, si le départ de rue sur la droite de la photo était celui de la rue Cazotte, alors la fin de la rue Ronsard se trouverait sur la gauche de la photo, derrière le fiacre, et laisserait entrevoir le début de la rue Saint-André (alias Luc Lambin, alias André-del-Sarte). Or, la rue Ronsard forme avec la rue Saint-André un angle ouvert alors que l'angle des rues tel que le restitue la photographie apparaît très fermé. Cela me paraît suffisant pour exclure l'hypothèse Cazotte.

Alors ? Il reste une dernière option, qui est celle que je retiendrai volontiers. Tous les plans de Montmartre que j'ai consultés, jusque vers 1900, font état d'une voie partant de la rue Charles-Nodier à la hauteur de la rue Cazotte et rejoignant la rue Saint-André à la hauteur de la rue Feutrier. Cette voie ou ce passage n'a pas de nom et disparaîtra lors de la construction des derniers immeubles des rues Charles-Nodier et André-del-Sarte (à partir de 1900).

Mon hypothèse est que c'est le départ de cette voie sans nom qu'on aperçoit à la gauche de notre photo. Dans ce cadre (si j'ose dire), la photographie de Daudet aurait été prise depuis les premières marches de l'escalier Sainte-Marie (actuel Paul Albert) – au bout du bout de la rue Ronsard si on veut, ce qui pourrait motiver la légende – et est orientée vers la rue André-del-Sarte. Le départ de rue sur la droite serait alors celui de la rue Charles-Nodier. À la place des deux arbres et des baraques du premier plan s'élève aujourd'hui l'immeuble du coin des deux rues, avec à son rez-de-chaussée le café No Problemo. C'est ce qu'on peut tenter d'illustrer sur le plan suivant.

Plan du quartier Rondard-Nodier-del-Sarte
En rouge, la rue Ronsard ; en fuchsia, la rue Charles-Nodier ; en bleu clair, la rue Cazotte ; en brun, la rue André-del-Sarte. On notera la présence de la voie sans nom reliant les rues Charles-Nodier et André-del-Sarte.
L'angle estimé de la prise de vue est noté en vert.
Sur un fond tiré de l'Atlas administratif des 20 arrondissements de la ville de Paris publié d’après les ordres de M. le baron G. E. Haussmann, sénateur préfet de la Seine. 1868.
Cf. https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000261673

Un autre élément vient conforter mon hypothèse. J'ai en effet relevé dans le Bottin de 1887 l'existence d'un certain Lorent, menuisier, au 25 de la rue André-del-Sarte, c'est-à-dire le dernier numéro de la rue (qui s'arrête aujourd'hui au numéro 21). Si l'on reprend la photo de Daudet et que l'on étudie la grande enseigne qui apparaît derrière les arbres, je crois qu'on peut y reconnaître avec une grande vraisemblance la mention de la maison Lorent Menuiserie (bois de sciage, meubles de cuisine).

Zoom sur et retraitement de la photographie de Daudet
Cf. Annuaire-almanach du commerce, de l'industrie, de la magistrature et de l'administration, etc., Firmin-Didot frères, année 1887 (page 2094)

Toutes les constructions de la fin des rues André-del-Sarte et Charles-Nodier, et notamment l'atelier de menuiserie, seront détruites au début des années 1900 pour laisser place aux immeubles actuels, absorbant la voie sans nom. Voir par exemple les indications fournies dans la liste des permis de construire aimablement archivés sur cette page : https://arnaudl.github.io/parisenconstruction/.

(Le photographe Josep Maria Cañellas (1856-1902) ouvrit son premier atelier parisien, sans doute vers 1885, au 17 de la rue André-del-Sarte. J'y reviendrai. C'est ce qui m'a conduit jusqu'à cette photographie de Daudet.)

Correctif du 23 avril 2020. Le croisement des informations de cette photographie avec celles d'une autre photographie m'ont amené à réviser de bout en bout l'interprétation donnée ci-dessus. Voir le billet correctif ici.