Du 17 rue Laferrière à Paris et de Jane Stick en particulier
ven. 12 juillet 2024 20h51
La réputation du quartier de la rue Bréda à Paris — son atmosphère — n’est plus à faire. Elle perdura même bien après le changement de nom de la voie. À la réflexion, c’est peut-être justement à son évaporation qu’est dédié ce billet.
Au tout début de la dite rue Bréda — depuis 1905 rue Henry-Monnier — débouche la rue Laferrière au parcours arrondi très caractéristique. La rue Laferrière joua un rôle actif dans l’économie du quartier. On y a notamment recensé plusieurs « maisons » dont certaines du reste sont peut-être passées sous les radars de Marthe Richard.
Comme pour la plupart des rues parisiennes, l’étude de ses immeubles, de leurs propriétaires, des commerces qui s’y sont succédés présente un grand intérêt et réserve diverses surprises. Je vais m’arrêter ici sur un immeuble en particulier, celui du № 17, dont la façade sur rue ne présente, elle, plus grand intérêt aujourd’hui.
Ce rez-de-chaussée refait, aux fenêtres un peu tristes et anonymes, a gommé toute trace de son passé commerçant contrairement à l’immeuble mitoyen du № 19 qui conserve encore un certain souvenir des activités d’antan, avec les devantures d’origine de deux anciennes boutiques. Ces devantures sont cependant fermées depuis des années et ne rouvriront sans doute jamais1.
Le № 17 de la rue Laferrière est l’avant-dernier immeuble de la rue côté impair. Comme les deux immeubles voisins des № 15 et 19, son entrée principale se trouve rue Notre-Dame de Lorette, en l’espèce au № 36. Il est composé de deux corps de bâtiment partageant une même petite cour intérieure.
Les deux bâtiments de l’immeuble sont aujourd’hui intégralement occupés par un hôtel (« hôtel Lorette »). Ce dernier existe sous ce nom depuis 1946 ou 1947 — mais n’existait pas encore en 1945 ; on y trouvait alors une « maison meublée » gérée par M. Giacomoni. J’imagine que cette maison occupait alors un seul des deux bâtiments, sans doute celui côté Lorette.
Jusqu’à une époque récente (les années 1980, voire même 1990), l’hôtel partageait le rez-de-chaussée côté Notre-Dame de Lorette avec divers commerces. En 1967, par exemple, on y trouvait un bottier, un libraire-papetier et un artisan de confection pour dames.
De même côté rue Laferrière : l’hôtel n’occupe le rez-de-chaussée (et sans doute ce second bâtiment) que depuis les années 1990 ; c’est aujourd’hui son entrée de service. D’après les relevés des autorisations d’urbanisme, l’ensemble du rez-de-chaussée du № 17 a fait l’objet en 1994-1995 de travaux de transformation et de réaménagement pour intégrer les surfaces des anciens commerces à celle de l’hôtel :
Comme pour la rue Notre-Dame de Lorette, ce rez-de-chaussée était jusque là également occupé par plusieurs locaux commerciaux (deux, voire parfois trois si l’on en croit les enregistrements dans les annuaires).
C’est de ces commerces du 17 rue Laferrière qu’il va être question ci-après.
Historique de propriété
La date de construction de l’immeuble ne m’est pas connue. Elle est antérieure à 1857 et se situe probablement dans les années 1840, comme pour bon nombre des immeubles de ce quartier nouvellement loti suite au percement de la rue Notre-Dame de Lorette.
L’immeuble est resté aux mains de propriétaires individuels jusqu’à ce jour. Le premier d’entre eux semble avoir été un certain Bachelot, architecte (peut-être l’architecte de l’immeuble), également propriétaire de l’immeuble mitoyen du 34 rue Notre-Dame de Lorette (et 15 rue Laferrière). Les deux immeubles restent la propriété de la famille Bachelot jusqu’au début des années 1900. En 1907, les deux immeubles ont pour propriétaire un M. Dumas. En 1932, l’annuaire Paris-adresses donne M. Ernest Guichon comme propriétaire du № 34 et M. Royer pour le № 36.
Toutefois, pour cette même année 1932, les registres des contributions directes de la Ville de Paris enregistrent comme propriétaire du № 36 la Sté civile immobilière ND de Lorette domiciliée 18 rue Marignan. Peut-être une mutation eut-elle lieu cette année-là.
Le registre en question apporte quelques précisions sur l’immeuble et ses deux corps de bâtiment. La nature et la destination de la propriété sont celles d’une « maison de rapport » et sa description sommaire se fait en ces termes :
Grande maison ayant 2 façades sur la Rue ND de Lorette et sur la Rue Laferrière. Bâtiment sur chacune de ces rues double en profondeur. Sur la Rue ND de Lorette caves R de Ch 5 étages carrés (le 5e avec balcon) et 6e lambrissé. Sur la Rue Laferrière caves R de Ch 6 étages carrés. 1 escalier principal et 1 escalier de service bien éclairé. 7 boutiques. 5 grands et 15 moyens appartements. 5 locations.
On lit bien « 7 boutiques ». On peut en effet en compter jusqu’à quatre sur la rue Notre-Dame de Lorette (qui possède une façade à sept fenêtres) et jusqu’à trois sur la rue Laferrière. Sur une vue de la place Saint-Georges du peintre Edmond Grandjean datée de 1879, on distingue nettement quatre auvents au rez-de-chaussée du № 36.
❦
Je n’ai pas étudié en détail les mutations de l’immeuble, mais il me semble que la configuration encore attestée en 1945 — un unique propriétaire louant (a) les rez-de-chaussée sur les deux rues à des commerçants, (b) le bâtiment de la rue ND de Lorette à un hôtel et (c) celui de la rue Laferrière à des particuliers — a pris fin dans les années 1980 ou 1990, sans doute suite à un nouveau changement de propriétaire.
Fut alors décidée la conversion des deux bâtiments de l’immeuble en un grand hôtel (aujourd’hui de 84 chambres) en récupérant notamment les surfaces des anciens commerces des deux rez-de-chaussée. Les autorisations d’urbanisme déjà citées font en effet état de diverses transformations dans ce but (en 1996 et en 2002).
Historique des commerces
En se fiant aux inscriptions dans les annuaires des professions3, il est possible de retracer dans ses grandes lignes l’historique d’occupation des locaux commerciaux du № 17.
En voici un aperçu, couvrant les enregistrements attestés pour les trois numéros 15, 17 et 19 de la rue Laferrière (et 34, 36 et 38 de la rue Notre-Dame de Lorette).
Année | rue Laferrière | rue ND de Lorette |
---|---|---|
1896 |
|
|
1900 |
|
|
1907 |
|
|
1909 |
|
|
1932 |
|
|
1939 |
Encart publicitaire pour l’Auberge “Mon Plaisir”, restaurant arménien situé 17 rue Laferrière.
|
|
1945 |
17 - Bar Normand, cabaret de nuit.
1 - Borah-Borah, cabaret artistique. |
|
1949 |
17 - Bar Normand, cabaret artistique. Tél. TRU. 11.67 (reprend le num. de l’établissement présent en 1939). 1 - Borah-Borah, cabaret artistique. |
Mention de l’Hôtel Lorette, qui reprend le num. de tél. de Giacomini. |
1953 |
17 - Auberge Normande, bar. Tél. TRU. 11.67. 1 - Borah-Borah, cabaret artistique. |
|
1954 |
17 - Entre-Nous, bar. Tél. TRU. 11.67.
1 - Carrossol Doudou, cabaret artistique. |
|
1960 |
17 - Entre-Nous, bar. Tél. TRU. 11.67. 1 - Carrossol Doudou (Au), cabaret artistique. |
|
1967 |
17 - Entre-Nous, bar. Tél. TRU. 11.67. 1 - Carrossol Doudou (Au), restaurant. |
|
1975 |
À cette date, le Bottin ne fournit plus les listes de professionnels par rue. On trouve cette mention d’Entre-Nous dans la rubrique d’activité « bars américains » :
|
De ce qui précède, on voit que le № 17 a bien été le siège de nombreuses et diverses activités commerciales, au moins jusque dans les années 1970. On y retrouve en particulier depuis l’avant-guerre des enseignes qui se succèdent dans un même local pour proposer des services de bar ou de restauration. Le local est celui où aboutit la ligne de téléphone TRU 11.67.
Pour la période la plus récente, s’y sont succédés les établissements suivants :
- 1939-194? – Auberge “Mon Plaisir”, restaurant (arménien)
- 1944-1953 – Bar normand, cabaret, puis Auberge normande, bar
- 1954-1986 – Entre-Nous, bar
L’Entre-Nous semble avoir été la dernière enseigne à occuper les locaux avant leur transformation et intégration à l’hôtel Lorette.
Aparté
Pour ce qui est de la localisation du cabaret-bar-restaurant dans l’immeuble, j’ai longtemps pensé qu’il s’agissait du local de droite, en regardant la façade, noté en pointillés orange dans l’image suivante :
mais, des renseignements aimablement communiqués par le personnel de l’hôtel Lorette, il s’avère que ces bars et/ou restaurants occupaient le local sur la gauche de la façade :
avec la cave correspondante, sous le rez-de-chaussée, à laquelle on accédait par un petit escalier en colimaçon aujourd’hui disparu mais dont l’ouverture désormais murée reste visible sur la voûte de la cave.
Selon ces mêmes renseignements, le local de l’Entre-Nous était encore en place au milieu des années 1990, inutilisé et désaffecté.
Intuitivement, je pense que ce local occupait l’espace entre la rue et la petite cour intérieure de l’immeuble (afin de disposer d’une aération pour la cuisine), soit une surface d’un peu moins de 50 m2. Et qu’il occupait la même surface en sous-sol, laquelle correspond à la réunion de deux belles caves voûtées. Celles-ci ont été aménagées par l’hôtel en salle de petit-déjeuner, mais je les imagine très bien aménagées en discothèque intimiste, voire en salle de spectacle, avec une petite scène, par exemple pour une chanteuse et son pianiste.
J’en profite pour remercier ici le personnel et la direction de l’Hôtel Lorette, 36 rue Notre-Dame de Lorette, pour leur disponibilité et leur contribution très appréciée à cette petite enquête.
À propos de l’Entre-Nous
Selon les annuaires, l’Entre-Nous fait donc son apparition au 17 rue Laferrière en 1954 en prenant la suite de l’Auberge normande.
Cependant, le registre analytique du greffe du Tribunal de Commerce fait état, sous la référence 1087 283, d’une acquisition du fonds par l’enseigne « Entre-Nous » le 23 décembre 1952. Son objet est désigné comme « Bar, Restaurant, Rôtisserie ».
Dès 1953 donc, vraisemblablement après quelques travaux d’aménagement et de rénovation, un bar à l’enseigne Entre-Nous est ouvert au public au 17 rue Laferrière.
Le gérant en est une gérante.
Il s’agit d’Edmonde Paschos, née Keun à Montpellier le 29 décembre 1908 (et décédée le 4 novembre 1989 à Neuilly-sur-Seine). C’est la mère de Jeannine Marie Louise Paschos, dite Jany, épouse (en secondes noces) de Jean-Marie Le Pen.
J’ignore le style donné au bar et sa fréquentation. Et j’ignore l’interprétation qu’il faut donner à ce nom d’Entre-Nous choisi par Mme Paschos et maintenu par ses divers successeurs.
Les quelques informations glânées sur Mme Paschos laissent à penser qu’elle menait une vie sociale plutôt active. L’Entre-Nous a pu contribuer à son statut de femme en vue. À cette date, elle était séparée de son mari et chaperonnait sans doute encore sa fille Jany — laquelle fréquenta un temps le lycée Jules-Ferry de la place Clichy toute proche.
En juillet 1953, à 21 ans, la dite Jany se marie (à Londres) avec Jean Garnier. Peut-être qu’un after parisien fut organisé à l’Entre-Nous ?
❦
Toujours selon le même registre analytique, Edmonde Paschos revend son bar-restaurant le 20 mai 1955.
L’acquéreur en est une acquéreuse.
Il s’agit de Mlle Jeanne Briard, née à Marseille le 10 avril 1890 (et décédée à Paris le 14 octobre 1964). Mlle Briard conserve le nom de l’établissement.
Jeanne Briard est l’une des nombreuses variantes d’identité d’Émilie Joséphine Jeanne Briard, dite Jane Stick4. En 1955, Jane Stick a donc 65 ans. Elle n’est plus la chanteuse et actrice de cinéma d’avant-guerre. Elle gère ou anime divers établissements dans Paris, à la fortune sans doute variable. L’Entre-Nous semble avoir été son dernier port d’attache durant les neuf dernières années de sa vie. Ne faisant pas mystère de son orientation sexuelle, Jane Stick fera de ce port un havre lesbien, conférant ainsi une signification très claire au nom de l’établissement (mais peut-être était-ce déjà le cas du temps de Mme Paschos ?). Il s’agissait peut-être aussi d’un clin d’œil ou d’une marque de respect pour l’ancienne brasserie La Souris de Palmire Dumont situé à quelques pas de là en haut de la rue Bréda.
Aux Archives de la Ville de Paris, j’ai retrouvé la fiche à son vrai nom complet (mais avec une erreur sur sa date de naissance) la désignant comme gérante de l’Entre-Nous (« Restaurant Rôtisserie ») à partir de 1955. Le pseudonyme Jane Stick n’est pas mentionné.
Dans ces mêmes archives issues du Tribunal de Commerce, j’ai trouvé plusieurs autres fiches qui témoignent de son activisme, sous différents noms, dans l’animation d’établissements de convivialité, allant du cabaret à la rôtisserie.
Les Violettes (70 rue de Ponthieu, 1940-1943), La plume au vent (3 rue d’Artois, 1948-1949), Le perroquet au nid (49 rue de Ponthieu, 1952-1958)… Jane Stick traverse la guerre puis l’après-guerre en passant d’un établissement à l’autre, dans un périmètre finalement très restreint. Avant de s’installer rue Laferrière.
Aparté
Il est amusant d’observer que Jane Stick se fait enregistrer deux fois en 1952 sous deux noms différents (Briard et Stick) pour la gérance du Perroquet au nid. Ce dernier établissement avait été dirigé quelque temps auparavant par la chanteuse créole Moune de Rivel — qui n’est pas la Moune de Chez Moune — laquelle l’avait revendu en mai 1950 à la suite de tentatives de racket (voir la notice détaillée qui lui est consacrée sur le site de sa maison de disque). Diriger un cabaret n’est pas toujours une partie de plaisir.
L’aventure de ce dernier bar-restaurant-cabaret — au 49 rue de Ponthieu — se poursuit pour Jane Stick jusqu’en mars 1958. C’est donc en sus qu’elle prend la gérance de l’Entre-Nous en 1955. Il serait intéressant d’apprendre de quelle façon elle assurait la supervision simultanée de ces deux lieux.
Deux lieux — mais peut-être même trois.
Une énième fiche au nom de Briard Émilie Jeanne, dite Jane Stick, la désigne comme gérante, en 1954, de la société Forestre dont l’objet est un « salon de thé, crémerie chaude, buffet froid, etc. » situé 12 rue Forest.
La rue Forest est cette petite rue longeant le Gaumont-Palace. Le № 12 d’alors n’existe plus aujourd’hui, absorbé par l’édification du complexe pompidolien sur le site de l’ancien cinéma5. Je n’ai trouvé aucune indication dans les annuaires des années 1950 d’un établissement dénommé Forestre à cette adresse. Peut-être louait-elle le fonds à d’autres ? Les annuaires recensent dans les années 1950 un pâtissier mais peut-être est-ce sans rapport.
Je n’ai pas eu l’occasion d’étudier le détail des activités de gérance de Jane Stick, mais les informations collectées dans les registres du Tribunal de commerce ne concordent pas toujours pleinement avec celles rapportées dans la littérature sur le monde des bars et cabarets des années 30 à 60 (voir par exemple le billet consacré aux années 40 sur le site Hexagone Gay).
J’ai notamment retrouvé le compte rendu d’une requête, formulée le 17 mai 1946 au Conseil d’État, en annulation d’une décision judiciaire prise le 1er septembre 1942 ayant requis la fermeture temporaire de l’établissement « cabaret Jane Stick » pour cause de « trafic illicite de beurre ». Le point intéressant ici est que la requête est formulée par le gérant de l’établissement — lequel n’est pas Jane Stick, mais un certain sieur Gramond (Ambroise). Gramond sera débouté de sa requête.
Jane Stick n’était donc pas vraiment chez elle Chez Jane Stick. Mais elle prêtait son nom. Un usufruit en quelque sorte. L’argent du beurre, si j’ose dire.
Toujours à propos des années sombres, il est à remarquer que le cabaret Chez Jane Stick, 70 rue de Ponthieu, reprend très vite son activité après l’armistice. Dès août 1940, il propose un « programme très parisien ». Et se fait lister — comme bon nombre d’autres cabarets de la capitale — dans Der Deutsche Wegleiter für Paris, le guide de Paris à destination des soldats allemands en mal de distractions.
De toutes ses activités de gérante ou d’animatrice de bar, de restaurant, de cabaret, la dernière gérance de Jane Stick fut sans doute liée à ce petit établissement du 17 rue Laferrière, dont malheureusement je n’ai pas trouvé d’image. Ni non plus de description qu’en aurait pu donner un, ou plutôt une habituée. Était-ce seulement un bar ou proposait-on de la restauration ? J’ai entendu dire que ce fut aussi une discothèque. La cave a-t-elle servi de piste de danse ?
❦
L’Entre-Nous a survécu au décès de Jane Stick (on apprend que les héritiers d’Émilie Briard se sont acquittés en 1965 des taxes en souffrance). Le bordereau des contributions directes de la Ville de Paris déjà cité énumère trois repreneurs successifs qui conservent tous le même nom pour l’établissement :
- 1965 – Lepage Michel, demeurant 167 rue Montmartre ;
- 1970 – Lepage Micheline, demeurant 167 rue Montmartre ;
- 1974 – SARL « Naucratis », sise au 17 rue Laferrière.
Il est vraisemblable qu’on ait affaire à la même personne pour les deux premiers successeurs (on note une mention « Mme » rajoutée devant Lepage Michel). Ou peut-être s’agissait-il d’un couple ? Le répertoire SIRENE de l’INSEE mentionne une Micheline Lepage, née Maréchal, dirigeante depuis le 25/12/1965 d’une entreprise dont le siège social est situé au 17 rue Laferrière et dont l’établissement — code NAF/APE 67.04 « Débits de boissons (sans spectacle) » — cessera ses activité le 25/12/1987.
Toutefois, le registre analytique cité plus haut précise qu’une mutation a lieu le 10 juillet 1974 par laquelle Lepage cède le fonds de commerce à la SARL Naucratis laquelle se définit comme « exploitant de café ». Selon le répertoire SIRENE, la dite SARL est immatriculée le 25/12/1974 — code NAF/APE 67.06 « Débits de boissons avec spectacle » — et cesse ses activités le 29/05/1986 (la SARL sera radiée du registre du commerce le 16/09/1998).
Je n’ai pas idée du profil adopté par les successeurs de Jane Stick pour l’animation de leur établissement. Auront-ils conservé l’esprit d’un « entre nous » féminin ? Il faudrait s’en remettre à des témoignages de clients et de consommateurs — de clientes et de consommatrices plutôt. Je n’ai pas lancé d’appel à témoin.
Commerces marquants du 17 rue Laferrière
Pour terminer, je voudrais revenir sur quelques-uns des commerçants ayant exercé à cette adresse du 17 rue Laferrière. Car Jane Stick installe son bar-discothèque dans des locaux chargés d’une histoire assez particulière. C’est ici qu’on retrouve l’esprit « Bréda » que j’évoquais en commençant.
Parmi les données compilées dans le tableau des commerçants mentionné ci-dessus, on voit apparaître aux № 17/19, en 1900, un libraire (Andréas [sic]) et un fabricant de caoutchouc (Richards & Cie [parfois orthographié Richardse]).
En 1907, ce sont deux libraires (Andréal et Montel) qui tiennent boutique à côté du fabricant de « caoutchoucs manufacturés ». Ils sont accompagnés d’un parfumeur, Dulac.
En 1909, la maison Richards n’est plus répertoriée ; Andréas/Andréal cède la place à la librairie Les Galeries Laferrière (maison Guérin) qui reste en activité jusqu’en 1914 et disparaît ensuite — Montel, lui, se maintient jusque vers 19276.
Vers 1906, il semble qu’un lien étroit ait uni l’un ou l’autre des libraires au fabricant de caoutchoucs manufacturés et au parfumeur7. On les retrouve réunis tous trois dans les enregistrements de l’annuaire Paris-adresses mais aussi sur une page promotionnelle insérée dans un ouvrage publié par André Hal [inscrit sous l’orthographe « Andréal » dans les annuaires] :
Car le libraire-éditeur d’un côté et le fabricant de caoutchoucs de l’autre se sont spécialisés (l’apport du parfumeur est moins clair, mais, dans une réclame du catalogue Richards, il se présente comme chimiste, ce qui peut s’avérer utile pour la préparation de recettes-miracles). Le libraire s’est spécialisé dans des ouvrages de prévention des risques associés à une sexualité mal contrôlée ; le fabricant dans des dispositifs (en caoutchouc donc) susceptibles de contenir les effets indésirables d’une sexualité débridée.
Ce furent, à n’en pas douter, de dévoués serviteurs de la mesure prophylactique. Dans le quartier, la cause pouvait s’avérer urgente.
Le best-seller de l’éditeur André Hal s’intitule en effet Amour et Sécurité. Il en est à sa cent-huitème édition en 1906, treize ans après sa première parution8.
C’est un ouvrage fort instructif, typique de la littérature didactique de l’époque, qui, sous couvert de conseils désintéressés — en l’espèce, d’hygiène sexuelle d’influence malthusienne —, fait avant tout la promotion de livres, produits et autres appareillages assurant la mise en œuvre desdits conseils et donc garantissant une sexualité heureuse et détachée de ses plus fâcheuses conséquences.
Près de la moitié de la pagination de cette édition est consacrée à la présentation des catalogues des maisons André Hal et Richards. De cette dernière, on retient en particulier divers modèles de préservatifs, tant masculins (L’Indéchirable Neversplit ou L’Inusable (réutilisable !), certains vendus dans des emballages de paquets de cigarettes ou sous la forme de carnets de bal) que féminins (le Philutérus, le Fosset utérophile, le Capuchon…). On peut également commander un « philtre qui triomphe de l’impuissance », des seins artificiels, des corsets pour fillettes, des appareils guérissant de la myopie et d’autres assurant le lavage d’estomac…
❦
Tout ce petit monde s’est sans doute heurté au retour de bâton de l’ordre moral à la fin de la première décennie du siècle. En effet, le sénateur René Bérenger — le « Père la Pudeur » — emporte au final la bataille des outrages aux bonnes mœurs et les ouvrages licencieux ou définis comme tels doivent désormais s’échanger sous le manteau.
Au № 17 de la rue Laferrière perdure encore pendant quelques années une activité d’édition, mais elle se tourne désormais vers des thématiques inoffensives, occultisme, médicaments-miracles ou histoires drôles.
❦
Durant l’entre-deux-guerres, on voit apparaître un premier « cabaret de nuit » au № 1 de la rue Laferrière, dénommé Chez les Borgia. L’adresse conservera cette activité jusque dans les années 1960 (sous les noms de Borah-Borah puis Au Carrossol Doudou). C’est la première mention d’une telle activité dans la rue.
En mars 1939 paraît dans le quotidien arménien Haratch [En avant !] une annonce pour le restaurant Auberge “Mon Plaisir” situé 17 rue Laferrière et offrant une « cuisine délicieuse caucasienne et orientale » (l’annonce est répétée les 19 et 29 mars).
J’ignore depuis combien de temps le restaurant était actif, mais c’est la première trace d’un établissement de bouche à cette adresse. On peut penser que l’installation d’une cuisine dans les locaux date de l’arrivée de ce restaurant ; elle conditionnera l’activité des établissements qui prendront la relève.
C’est apparemment durant la guerre que s’ouvre le second « cabaret de nuit » de la rue, au № 17 donc, sous le nom de Bar normand. Il y est répertorié par le Bottin en 1944 et reprend le numéro de téléphone qui était celui du restaurant arménien (TRU 11.67). On peut en déduire qu’il occupe les mêmes locaux. En 1947, le Bottin précise les activités de l’établissement : « Bar Normand, théâtre, spectacle (cabaret de nuit) ». Il faut donc imaginer un espace suffisant pour accueillir du public, une scène (si réduite soit-elle) en sus de la cuisine. Peut-être aménage-t-on la cave à ce moment-là ?
En 1951, le Bar Normand devient l’Auberge normande et est décrit comme « bar », descriptif qu’il conserve jusqu’à sa disparition, en 1953. Lui succède alors l’Entre-Nous, même numéro de téléphone, également décrit comme bar. On ignore les aménagements apportés par Mme Paschos. Et ceux apportés quelques mois plus tard par Jane Stick.
Depuis 1960, l’Entre-Nous partage l’adresse du № 17 rue Laferrière avec un « centre de kinésithérapie », que j’imagine installé dans le local sur la droite du № 17. De tels « centres » étaient peu communs à l’époque. Mais, tout Bréda que fut le quartier, je pense que leurs prestations n’étaient pas (encore) celles des innombrables salons de massage qu’on rencontre aujourd’hui dans le quartier — à commencer par celui du № 32 rue Laferrière, en face du № 17…
En 1966, Au Corrossol Doudou, le cabaret du № 1 est devenu un restaurant. Un autre restaurant, Aux Joyeux Mousquetaires, est toujours établi au № 14. On compte également une biscuiterie-pâtisserie et trois hôtels, dont une maison meublée. Et donc toujours le bar Entre-Nous dont les portes fermeront dans les années 1980.
De tous ces établissements ne reste en activité aujourd’hui que le seul hôtel Astor au № 8 — et donc le salon de massage au № 32 (dont je ne souhaite aucunement ternir la réputation).
Un très très vague souvenir de l’esprit Bréda.
❦
Notes
Le local le plus à gauche sert désormais d’arrière-boutique à l’un des commerces du 38 rue Notre-Dame de Lorette.
RetourIl est intéressant de relever que ce bordereau donne pour seconde adresse à l’immeuble le № 17/19 rue Laferrière. L’assimilation des deux numéros semble avoir été récurrente dans les relevés d’adresse, et en particulier dans les annuaires Paris-adresses et Didot-Bottin, dont il faut évaluer les informations avec un regard critique.
Par ailleurs, la présence de deux commerces distincts au № 17 a parfois amené à distinguer un № 17 bis, lequel n’a jamais eu d’existence officielle.
À ce titre, l’adresse fournie par l’éditeur André Hal sur la couverture de l’une de ses publications (1906) fait carton plein :
RetourOn gardera en tête que, étant facultatives, déclaratives et payantes, les inscriptions dans ces annuaires ne peuvent prétendre rendre compte de tous les occupants professionnels d’une adresse donnée. L’absence de mention dans une édition ne signifie pas qu’un commerce n’était pas présent. Par ailleurs, les inscriptions enregistrées peuvent être parfois sujettes à caution (orthographe des noms et numéro dans la rue).
RetourPour des détails biographiques, je renvoie à l’article Wikipédia consacré à Jane Stick et aux références qui y sont mentionnées.
Voici son extrait d’acte de naissance :
RetourPour la petite histoire, on aperçoit la façade du № 12 de la rue Forest dans une séquence du film Les 400 coups de François Truffaut (à 1:05:20 puis à 1:06:06). Elle forme l’angle entre la partie venant du boulevard de Clichy et celle qui se prolonge jusqu’à la rue Cavallotti. À la date de tournage du film (1958), l’immeuble n’offre apparemment plus de commerces sur la rue : les devantures sont placardées d’affiches.
RetourLes annuaires semblent enregistrer un important turnover des libraires-éditeurs à ces adresses. Il est toutefois possible qu’on ait affaire à de simples changements de raison sociale d’un même fonds de commerce. On retrouve par exemple la promotion d’un même ouvrage de magie noire chez André Hal et chez Guérin, utilisant les mêmes visuels et les mêmes accroches.
Je n’ai pas analysé en détail cette sorte de groupement d’intérêt économique avant l’heure, suffisamment toutefois pour déceler ce qui s’apparente à une véritable organisation locale dans le quartier.
Dans la partie promotionnelle de l’ouvrage Amour et sécurité [présenté plus bas], plusieurs adresses reviennent avec insistance. Outre les commerces des № 17, 17 bis et 19 rue Laferrière, on trouve des références au 36 rue Notre-Dame de Lorette (soit l’autre adresse du même immeuble) et au 3 bis rue La Bruyère (qui fait face à l’immeuble côté rue Notre-Dame de Lorette). Ces références sont celles des commerces déjà évoqués, mais aussi celles d’un médecin, d’un institut (l’« Institut scientifique et médical de France ») et d’un… organisme de crédit — dont les promesses devraient peut-être éveiller la méfiance.
Le Didot-Bottin de 1905 référence bien un Crédit financier au 3 bis rue Labruyère, de même qu’un médecin, Masson, mais ne le fait plus en 1907. En 1909, on trouve un banquier, Rollin, au 36 rue Notre-Dame de Lorette, qu idisparaît de l’annuaire dès l’année suivante.
La durée de vie limitée de toutes ces enseignes ou raisons sociales jette un doute sur la solidité de leurs entreprises et le sérieux de leurs prestations.
On pourrait de même explorer plus avant la liste des auteurs mentionnés dans le catalogue du libraire André Hal ; on y retrouve une bonne part de la nébuleuse des polygraphes sous pseudonymes produisant romans lestes ou essais à coloration scientifique. Ainsi du Dr Caufeynon — peut-être un pseudonyme de Roland Brévannes (voir note suivante) — dont la science couvre un large spectre allant de l’histoire de la ceinture de chasteté (« son emploi autrefois et aujourd’hui ») aux monstres humains en passant par le magnétisme et les études détaillées de l’hermaphrodisme. On en retrouve la publicité dans les revues spécialisées (Paris-fêtard, Le Nu artistique, Les Beautés de la femme, etc.). Ce fut un pilier de la maison Offenstadt. Un représentant typique de l’« esprit Bréda ».
RetourLa parution d’Amour et sécurité fut, semble-t-il, assez agitée, puisque le Dr Brennus — pseudonyme de Paul Guérard, alias Roland Brévannes, autre pilier de l’éditeur Offenstadt — fut cité à comparaître en cour d’assise.
De cette comparution, Brennus fit un compte rendu tout à sa gloire, sous le titre Histoire du célèbre ouvrage “Amour et sécurité” par Doctor-Brennus, poursuivi en cour d’assises à Paris le 29 août 1895. Cet opuscule fut publié par… Francisque Montel, le libraire-éditeur du № 17 rue Laferrière (qui avait pris la succession de Constant Chollet, premier éditeur de l’ouvrage).
On peut lire ce plaidoyer sur Gallica.
La BnF a numérisé deux éditions de cet ouvrage. Outre celle citée plus haut, on trouvera une version datée de 1895 et publiée par Constant Chollet. Elle est évidemment dépourvue du catalogue de la maison André Hal.
Retour❦
Mots-clés
Jane Stick ; rue Laferrière.