Grégoire Clemencin

in girum imus nocte et consumimur igni

Dans la notion de traduction — c'est-à-dire, les égarés l'auront éprouvé à chaque bégaiement, de traverse, de conduite-à-travers, de passage de l'un à l'autre, c'est-à-dire encore de l'un au même, du même à soi, du même au même (et sûrement pas du premier au second) —, il y a celle du cheminement ; il y a la notion de trajet ; de durée, donc, tant il est vrai qu'un trajet est toujours une épreuve de la durée, une impression (l'espace imprime le temps, je crois me souvenir d'une assertion de cette veine, où donc ? dans les confessions d'Augustin, peut-être). De dure durée, puisqu'on n'y retrouve pas l'indolente torpeur de l'attente, soit qu'on adopte la pose du guetteur amoureux, le dos au mur et le visage dans l'ombre d'un bosquet de lauriers-roses, soit qu'on s'abandonne la tête vide au rythme obscur et assourdi des boggies sur les jonctions de rails, mais plutôt l'effort répété, l'effort physique répété, d'aller et venir, d'aller et revenir, d'un terme à l'autre, d'une image à l'autre, à se demander qui commence, qui dicte et qui résonne, qui réfléchit et qui absorbe, à se demander si la durée n'est pas simplement la fonction de cette indécision toujours renouvelée et qui nous sollicite et que nous alimentons d'autant que nous la considérons. En chemin, d'un bord l'autre, d'une douve l'autre, on s'en remet à la durée du cheminement ; on ne la maîtrise pas, pas plus qu'on ne maîtrise les replis du chemin, cette composition avec le relief et la frontière ; mais on ne la subit pas complètement non plus, du moins tant qu'on fait le chemin (fût-ce même en compagnie). Mais, bien entendu, rien ne transpire du dessin initial de ce chemin, du dessein de celui qui, le premier, c'est-à-dire le dernier avant nous qui sommes le premier, fit la trace : on vit toujours de pareilles approximations, qui nous permettent, lorsque toute fierté ne s'est pas encore éteinte de honte, de croire que nous montrons la voie, puis, lorsque la raison revient sans mot dire reprendre les choses en main, de prendre la mesure de la distance des choses à nous, de nous aux choses, de l'un au même comme de l'un au multiple.

Il s'agit d'interpréter ; de prêter du sens à ce qui est là, à la présence muette, à ce qui se présente à chaque instant, à ce qui entoure. Prêter du sens, c'est inscrire dans le temps ; c'est déplier. (Souvenir de Michaux : « Tu n'auras pas assez de toute une vie pour désapprendre. »)

Inscrire dans le temps — dans l'unique dimension du temps qui nous mène, le révolu ; c'est pourquoi voyager, marcher là, fouler le chemin, c'est toujours remonter le temps, refaire la route vers le lever du soleil.

Pascal relisant Marc-Aurèle. Quand le premier nous rappelle que nous sommes embarqués, c'est qu'il reprend la proposition initiale du second qui concluait par cette injonction : « Débarque ! » Mais avant d'enjoindre — et on sait de quelle manière —, il s'interrompt quelque temps. Il relit. « Tu t'es embarqué sur un navire ; tu as navigué ; tu es parvenu au port... » C'est la durée du trajet qui se présente à lui ; la présence de la durée est celle de ce trajet : qui donc s'embarque là, en grande pompe dans les ors du couchant que retient Claude Gelée ? ou bien dans l'ombre, à la sauvette, sur l'une de ces embarcations invraisemblables qui charrient les recalés de l'Afrique vers les — de ce qu'on pourrait bien appeler la Grande-Afrique ?
Blaise n'y répond pas.

Accessoires.
◊ À reprendre le Guide des égarés de Maïmonide, comme du reste à reprendre tout ouvrage d'exercice de la pensée, on s'aperçoit très vite que l'enjeu primordial est de dire pour redire et ainsi redire pour dire : d'une certaine façon, dans la démarche, dans le propos en marche, il n'est question que de régresser, pour cerner le germe de la certitude. C'est sans doute pourquoi ces livres attendent une relecture, et c'est sans doute pourquoi on les commente — je veux dire par là pourquoi ce sont les seuls livres qui appellent un commentaire — qui appellent une traduction.
◊ Du cercle, le verre fameux de Duchamp gardait l'adverbe. (Cela n'a pas grand chose à voir, mais la rue Marcel Duchamp n'a pas toujours existé.)
◊ Je ne sais pas s'il est très sensé de concevoir l'œuvre d'après-guerre de Céline comme un long repentir, mais c'est pourtant ce que j'en perçois : au-delà de la relation, j'y vois la pénitence de celui qui sait que sa vie s'est effondrée et qui recherche aveuglément la cause de cet effondrement, — qui s'oublie à rechercher cette cause.
◊ On avait déjà formulé cette remarque sur Kafka se concentrant, à la fin de sa vie, sur des récits de plus en plus tapis sur eux-mêmes, à la vitalité toute repliée, illustrés par ces animaux recroquevillés en leurs terriers. Mais, somme toute, la distance n'est finalement pas si grande d'avec les grands fleuves de Broch et de Musil. Là comme ici sourdent les notes prémonitoires de la grande catastrophe, quelque chose comme la Chute de la Nature (la chute de l'ordre naturel), l'interruption, la fin du principe de causalité.
◊ Du plusieurs dans l'un, c'est l'une des apories que discute longuement Damascius dans son traité Des premiers principes, dont je ne finis pas de découvrir la portée. Au-delà de l'attrait pour cette lueur crépusculaire de la pensée grecque s'éclipsant devant la nouvelle idéologie totalitaire, ce qui frappe, c'est cette incroyable atemporalité de l'exercice par lequel l'esprit s'attache minutieusement à se cerner lui-même, à se défier lui-même, à se vaincre lui-même, non pas tant que les apories soient démontées mais justement parce qu'elles nous sont montrées, sans échappatoire, comprenons : sans salut. C'est-à-dire tout l'inverse de la doxa si terrible qui se met en place à ce moment-là.
◊ René Char est né il y a cent ans.
◊ On trouve le texte de Marc-Aurèle par exemple ici, dans une traduction peut-être un peu datée, mais peu importe (la citation est du III,3). Le grec est accessible ici. On trouve le texte du pari de Pascal en divers endroits, par exemple ici, mais on ne pestera jamais assez contre la sottise de ces moteurs de recherche (mon dieu, quel terme idiot) que le Web nous propose.
◊ La reproduction (de la reproduction ?) de l'encre de Van Gogh se trouve ici. Je n'ai pas lu la page par ailleurs.
 

Tuesday March 6, 2007 - 12:44am (CET)