Grégoire Clemencin

in girum imus nocte et consumimur igni

Jamais je n’ai gardé de troupeaux...

mer. 30 août 2017 15h56

Il suffit d'assez peu, à quelque moment que ce soit : un effet s'ensuit. Ou plutôt, l'effet est là d'abord. On aborde — on commence — par l'effet. On aborde la cause après, ensuite, pour suivre — une fois l'effet manifesté, c'est-à-dire une fois la cause effective, une fois la cause effectuée — pour suivre quelque cheminement qui se déplie devant soi, ces Holzwege évoqués autrefois et qui nous égarèrent tant, c'est-à-dire plus prosaïquement pour subir le temps. Alors, oui, une fois l'effet là, et puisqu'il ne reste rien d'autre à faire, on explique, on déplie, on poursuit.

D'abord on naît ; ensuite on s'interroge. (En effet, on cause.)

Et ce n'est pas le tour syntaxique malicieux de Descartes qui doit nous perturber. Dans la formule latinisée du Discours de la méthode, ergo, ce n'est pas l'enchaînement ni la continuité (ni même au reste la simultanéité), ergo, c'est bien la remontée, une redirection comme on aime à dire en informatique. E rogo, d'où je questionne — d'où je suis, je questionne. (Comme en écho au vieux « d'où parles-tu, camarade ? » : je suis, camarade, par ce que je cause.)

C'est par exemple le mouvement même de la citation — de la citation, et non pas du cité —, ce déclic opéré de très loin par un propos ancien, peut-être même oublié, souvent oublié il est vrai, ce murmure de la langue en soi, qui se survit à elle-même en se faisant murmurer de ci, de là, indifférente en fait à qui la profère, sûre de se maintenir au-delà des murmurants soucieux ou indifférents, une comptine peut-être, tout ce qui se dit, tout ce qui se murmure se ramenant finalement à une même comptine, à une ritournelle entêtante, agrippée au moindre gosier qui se surprend à chercher ses mots et les retrouve par la vertu mécanique de la citation, de la reprise, de la redite, du ressassement [Nous ne faisons que nous entregloser].

La citation, c'est l'effet que l'on reconnaît (parfois, du moins) comme tel, c'est la trace (c'est donc aussi, mais laissons cela pour le moment, la frontière [Avant qu'il ne se passe un pas]).

La citation vient en effet d'abord comme un propos que l'on tient ou que l'on reçoit avant que de se révéler la réédition d'un propos antérieur. Et encore la révélation n'a-t-elle lieu que pour l'auditeur à l'oreille attentive. Et si fine soit l'ouïe (de l'oie que j'ois), vient un temps où l'écho n'est plus perceptible, non pas qu'il cesserait — qui a jamais vu cesser quoi que ce soit ? — mais parce que la fatigue finit toujours par l'emporter. Ou bien parce que c'est là l'immanence de la langue. La citation, c'est l'effet d'un premier propos, lequel ne se soutient que d'être cité. À tel point qu'on ne saurait exclure qu'un propos ne soit proférable que pour autant qu'il se cite lui-même, tout en l'occultant, en l'oubliant, en le travestissant. Et c'est bien là le point de départ de tout théâtre, me semble-t-il, son effet dramatique. Ce qui voile la vérité (du drame), c'est que les figures ne savent pas reconnaître la fatalité — la répétition — de leurs propos : d'Œdipe, tout était dit. L'effet dramatique, c'est le flash-back.

(Alors on peut même se laisser aller à inverser le principe moteur et ne plus tant considérer la citation comme un élément reçu, mais dès lors comme un élément émis selon lequel je ne te considère que pour autant que tu me cites, à proportion contraire des approximations que tu y mettras — et il m'appartient en retour de savoir te réciter sans faux pas.)

Comment n'entrer pas dans la tradition ?
Et comment la suivre pour ne la subir pas ?

...
Mon mysticisme est dans le refus de savoir.
Il consiste à vivre et à n'y penser pas.
...
Je vis à la crête d'une colline
dans une maison blanchie à la chaux et solitaire,
et voilà ma définition.

S'entregloser peut aujourd'hui s'entendre du commentaire continu et de la continuité du commentaire, non pas nécessairement que nous empilions des strates ou que nous pratiquions de la littérature définitionnelle, mais parce que nous nous abstrayons. Lalangue est ici la distance que nous mettons à l'immédiat.

Accessoires.
◊ L'incipit d'un des manuscrits du texte de Suso dont on rêve qu'il est fait ici un commentaire libre est reproduit sur le site de l'un de ses traducteurs modernes.
◊ Très probant exercice d'approche des Holzwege ici.
◊ Retenant, un peu au hasard et faute de mieux, cette version du Discours de la méthode. Ce qui suffit toutefois pour relire l'amorce de la quatrième partie.
◊ Pour ce qui est du travail constant de repérage des traces, et de leur effacement évidemment, la matière ne manque pas. Un exemple symptomatique, et toujours en discussion, est présenté ici. (À noter que la version italienne n'est pas un pur décalque. On s'en étonne.)
◊ Petite pensée pour Devos, Raymond (1922–2006) à qui l'on doit si peu de superflu.
◊ Sans l'avoir cherché, voici qu'advient du Très-Haut ce projet : « Autrement dit, le souci d'efficacité, d'évangélisation, qui présida à la tradition chrétienne de la traduction n'a plus lieu d'être, puisque le projet de Grégoire repose sur l'immanence de la langue à la nation. » C'est dans cette communication à un colloque. De là à dire que j'endosse...
◊ Dans le terrible florilège des troubles du langage (où ailleurs parlait-on de troubles ? en Algérie ?), je me rappelle l'écholalie, cas bénin qui en annonçait d'autres dont j'ai oublié les noms mais de la transcription des enregistrements desquels je garde un souvenir halluciné.
◊ Alberto Caeiro, bien sûr, ne gardait rien qui ne nous regarde bien plus sûrement. (Poème XXX du Gardeur de troupeaux.)
◊ Pour la citation de Montaigne, elle fut reprise ici-même il y a quelque temps [Nous ne faisons que nous entregloser]. (Mais Forest ne le fut pas, ni Tardi.)
◊ Les exercices de régression menés selon les règles de la littérature définitionnelle procurent parfois des vertiges énivrants, mais révèlent aussi souvent très vite l'incohérence syntaxique de nos bons dictionnaires.
◊ Pas qu'il soit toujours de bon aloi de se référer à Lacan, mais, quand même, lalangue, c'était la loi. Rien trouvé de bien intéressant ici ; sinon, peut-être, ce résumé avec quelques citations, dont ce savoureux :
Lacan : “Je fais lalangue parce que ça veut dire lalala, la lallation, à savoir que cʼest un fait que très tôt lʼêtre humain fait des lallations, comme ça, il nʼy a quʼà voir un bébé, lʼentendre, et que peu à peu il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que cʼest quelquʼun dʼincarné, qui lui transmet lalangue” (“Pas-tout” Lacan, conférence au Centre culturel français de Milan, 74).
 

Wednesday September 27, 2006 - 12:02am (CEST)