Pourquoi les James Bond Girls ?
mer. 30 août 2017 15h56
(Friedrich ne verrait pas d'un mauvais œil que l'on revînt sur ses pas. Non pas tant que nous refassions le chemin à rebours, mais en ceci que, si nous passons ici, c'est que nous repassons par ces mêmes lieux – et c'est en cela que nous admirons Le voyageur au-dessus des nuées. Et à vrai dire, c'est une observation élémentaire que chacun peut se faire que, pour reconnaître que l'on est passé là, il faut y repasser, il faut y revenir, – il faut s'en souvenir.
Ou, plus précisément, et pour approcher notre sujet d'un peu plus près, si nous passons, c'est que quelqu'un se souvient.)
Selon une tradition peut-être d'inspiration gnostique que rapporte John Donne dans l'une de ses lettres au jeune Henry King, et qu'avait rapportée avant lui Zachavarius de Mitau dans son Traité de théologie aporétique aujourd'hui perdu, la création s'élabore comme un cercle dont le résultat ultime, si le cercle devait aboutir et se clore, serait la circonvenue du créé, en clair sa fin, son effacement, son départ, et donc tout uniment la fin du processus de la création et ainsi la fin d'un créateur nécessaire. (La création ne peut pas s'achever ; elle ne peut pas se réaliser. Et la question, certes non théologique, est de savoir si même elle peut commencer.)
La part tout à fait remarquable dans cette élaboration du grand théologien, du moins telle qu'on la rapporte, est celle du dessin, par laquelle le cercle est voulu, est visé comme un but, mais comme un but qui ne se produit pas, qui ne peut pas se produire. À voir le dessin se faire, on sait, on perçoit intuitivement – par les yeux du dedans qu'évoque Thérèse d'Ávila – le cercle achevé, comme si le tracé devait être celui d'un cercle, alors qu'il n'en est encore rien tant que se poursuit la création, tant qu'il se crée quelque chose, c'est-à-dire tant que le créateur – ici, vraisemblablement, le Dieu de la catholicité qui répond aux attentats de la Réforme – reste tel, tant que ce créateur en reste au début, tant qu'il n'atteint pas son but, tant qu'il n'a pas créé.
Et cette hésitation (« rien ne crée fors l'attente ») me paraît mériter un instant de réflexion : le créateur sait qu'il trace un cercle, il sait qu'il est lui-même le cercle qui se dessine, qu'il est le cercle qui se veut tel (comme il est dit : « ce serait un cercle, une façon de se précipiter »), le cercle à venir, le cercle compris. Et peut-être même le créateur nous le dit-il, peut-être même nous le fait-il savoir, – Zachavarius évoque à ce propos les lois, et par exemple celles régissant le monde physique, comme une nécessité seconde de la création qui se fait selon le tracé en cours, comme la marque tangible du tracé qui se dessine, et c'est une ligne, et c'est un cercle qui donc ordonne le cours des choses ou la rotation des astres, car ainsi se déploie la création – mais le créateur sait tout autant qu'il ne trace pas de cercle parce qu'il n'aura jamais tracé de cercle, que ce cercle n'est au plus qu'une intention de cercle et qu'il ne saurait en aucune façon être achevé précisément parce qu'il ne saurait être même commencé. Et je ne vois, à poursuivre sur cette même image, qu'une échappatoire au cercle-qui-ne-peut-l'être du créateur qui lui permette d'être et d'être agissant comme créateur, c'est qu'il trace un point, aussi longtemps que possible, un point qui retarde l'amorce du cercle, qui ne dise rien encore du cercle, mais qui ne l'empêche pas non plus, qui puisse le laisser deviner, qui même le présente et qui le laisse venir, mais qui ne fait que le laisser venir — et ce point qui se dessine, s'étire et retarde d'autant le cercle, ce ne peut être bien sûr que le tracé d'une droite.
Et c'est bien là le rôle assigné aux comparses féminines de James Bond, particulièrement dans les versions cinématographiées de ses aventures. Outre le cliché facile sur les courbes lascives des jeunes femmes auxquelles s'oppose la droiture du héros inflexible (d'une certaine façon il plie, mais finalement il ne rompt point), c'est surtout que les James Bond Girls sont les pavés de la voie royale que poursuit Bond : elles font cercle autour de lui, elles arrondissent les angles des intrigues alambiquées, elles polissent le décor. En bref, elles font oublier l'inanité de l'histoire racontée et permettent ce faisant à cette histoire d'être racontée, non pas comme l'histoire d'un espion exécutant telle ou telle improbable mission, mais comme l'histoire toujours renouvelée des belles filles qui sont là, sans qu'on puisse jamais savoir d'où elles viennent, où elles partent ni ce qu'elles font. Elles sont le cadre de Bond – c'est-à-dire vous et moi –, le champ de son action dont elles déterminent le rayon et c'est aussi en quoi Bond se distingue et finalement survit à sa banalité de héros convenu : sans elles, il ne tiendrait pas dans le champ (exceptons, par charité cinématographique, le cas des bondgets qui sont aux effets spéciaux d'aujourd'hui ce que la quinte essence est aux vins conditionnés en pack : ils crèvent l'écran) ; avec elles, le cadre s'arrondit en douceureuses volutes qui brouillent puis nient tout scénario cohérent (aussi Bond tire-t-il le rideau du lit qui abritera la conclusion que nous ne verrons pas ; exeunt Bond et Bondi puellae).
♣ Der Wanderer über dem Nebelmeer est exposé à la Kunsthalle de Hambourg.
♣ La rue Watt a été la protagoniste de bon nombre de romans et de films noirs français jusqu'à sa disparition trop précoce. C'était un excellent décor, le gage assuré d'une atmosphère propice à l'attente. C'est donc désormais un générateur de nostalgie de première catégorie.
♣ John Donne a beaucoup vécu et beaucoup écrit – bien qui plus est. Je n'ai pas retrouvé trace de sa lettre à Henry King, mais serait-elle apocryphe qu'elle n'en resterait pas moins plausible, et cela suffit à mon argumentaire.
♣ De mémoire, c'est encore dans les écrits non classés de John Dee qu'on trouve les références les plus fournies sur Zachavarius de Mitau. Le Web officiel ne semble rien dire de Zachavarius, ce qui est fâcheux, et il ne faut pas donner suite à la proposition de Google de corriger le nom en Zacharius, ce serait faire fausse route vers Java (quoique la problématique du second ne semble pas si éloignée de celle du premier).
♣ Mitau est un exemple typique des confins, plus au nord certes que ceux endurés par l'élève Törless, mais du même acabit : l'exemple même de l'incertaine frontière, comme en témoigne ce descriptif particulier. Ancienne capitale du duché de Courlande au dessin si étonnant.
♣ Pour le cercle inachevé, c'est un exemple justement célèbre de la Gestalttheorie, amplement discuté pendant l'entre-deux-guerres : qu'est-ce qui pousse l'esprit de presque tous à vouloir poursuivre le tracé d'un arc pour en faire un cercle ? (Un exemple amusant ici, qui cite aussi quelques bons mots issus d'une collection de proverbes comme celle-ci.)
♣ Pour Thérèse d'Ávila, je me souviens vaguement du regard intérieur, mais évidemment elle ne s'est jamais prononcé sur le bien-fondé de la théorie des formes citée ci-dessus.
♣ Je suis effectivement absolument incapable de raconter la moindre histoire de James Bond, mais par contre je me souviens très bien d'Ursula Andress sur la plage. On trouvera par ailleurs à cette adresse un inventaire plus terre à terre des Bond Girls, fort bien documenté – on sent le passionné – mais qui me semble malgré tout omettre l'essentiel, l'essence de la Bond Girl, la Girl incendiaire.
♣ Pour une utilisation inattendue du didascalique exeunt, on peut renvoyer à cette hénaurmité de l'informatique facétieuse.
Tuesday January 3, 2006 - 12:37pm (CET)