Anywhere out of the world
mer. 30 août 2017 15h56

… mais on n'en sort pas, bien entendu. — On ne s'en sort jamais.
257. Mots présents à notre esprit.
Nous exprimons toujours nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou, pour exprimer tous mes soupçons : à chaque instant nous ne formons que la pensée pour laquelle nous avons précisément sous la main les mots capables de l'exprimer approximativement.
Le corollaire sur lequel Nietzsche insiste tant alors, c'est le désarroi qui s'empare de celui qui bute sur le constat énoncé à l'instant et ses conséquences toujours répétées sur la vie sociale. Nous sommes là en effet dans la situation de l'animal en cage : nous tournons en rond et sommes petit à petit matés, c'est-à-dire déchus, réduits au silence, puis à l'immobilité. In girum imus nocte et consumimur igni comme aimait à le marmonner l'autre.
Nietzsche ne vocifère pas. Il n'éructe pas ni ne fait de grands gestes. Encore moins de péroraisons. Nietzsche pleure. Il pleure la misère du temps, il pleure la dérision qui désormais accompagne l'exposition du symbole. Il pleure les gestes oubliés, il pleure la gestuelle parlée, la parole articulée, la parole en acte. Car c'est dans l'acte que la parole s'accomplit, que du moins elle s'accomplissait et, comme tel n'est plus le cas, comme la parole ne s'accomplit plus, la parole se restreint à son élan seul, et bute sur lui, et bégaie sa colère rentrée.
Nietzsche est triste de son XIXe siècle finissant. Que ne s'invite-t-il un siècle plus tard ! Si l'on écarte le decorum contemporain, peut-on vraiment dire que nous soyons sortis du XIXe siècle ? Les choses se caricaturent sans doute. Et cela en dit moins sur la pérénnité des réflexions du grand moustachu dansant sur les crêtes alpines que sur l'immobilisme du corps social, entravé dans ses représentations et figé dans ses espérances. Mais ne soyons pas injuste et n'accablons pas un corps « social » que nous serions bien en peine d'étreindre : il est grand temps d'abandonner le travers fataliste qui tend à noyer la responsabilité dans l'eau du bain collectif — l'étreinte qui enserre nos mouvements et donc notre parole n'est pas celle du grand tout, n'est pas celle du grand rien, l'étreinte qui nous fait mordre la poussière, l'étreinte qui nous fait taire comme celle qui nous humilie de sa flatterie insidieuse est bien celle des seuls scélérats.
Reste à les identifier.
Vague et volonté. — Que cette vague approche avec avidité ! Comme s'il s'agissait d'atteindre quelque chose. Avec quelle terrible hâte elle rampe jusqu'au fond des replis les plus secrets de la falaise ! On dirait qu'elle cherche à prévenir quelqu'un, qu'il y a quelque chose de caché, quelque chose de précieux, d'infiniment précieux !... Et maintenant la voilà qui revient, un peu plus lentement, encore blanche d'émotion... est-elle déçue ? A-t-elle trouvé ce qu'elle cherchait ? Cette déception n'est-elle qu'une feinte ?... Mais déjà vient une autre vague, plus avide, plus sauvage encore que la première, et son âme, elle aussi, semble pleine de mystère, pleine de la convoitise des chercheurs de trésors. C'est ainsi que vivent les vagues, c'est ainsi que nous vivons aussi, nous qui usons de la volonté !... Je n'en dirai pas davantage.. Eh quoi ! Vous vous méfiez de moi ? Je vous mets en courroux, beaux monstres ? Craignez-vous que je trahisse entièrement votre secret ? Soit ! Fâchez-vous, lancez aussi haut que vous le pourrez vos corps verts, vos corps dangereux, dressez un mur, comme vous faites, dressez un mur entre moi et le soleil ! Il n'y a déjà plus rien du monde que ce verdâtre crépuscule, ces glauques éclairs. Déchaînez-vous, impétueuses, hurlez de plaisir et de méchanceté... ou replongez, faites crouler vos émeraudes dans l'abîme, jetez dessus vos toisons infinies, vos blanches toisons de mousse et d'écume ; j'approuve tout, car tout vous sied, et je vous sais tellement gré de tout comment pourrais-je vous trahir ! Car – écoutez – je vous connais, je sais votre secret, je connais votre race ! Nous sommes de la même, vous et moi ! Et, vous et moi, nous partageaons un même secret.
[Le Gai Savoir, §310.]
Friday July 1, 2005 - 06:44pm (CEST)